Tuesday, January 24, 2006

EN AVANT TOUS!

POUR le commun des mortels, nous vivons encore dans un monde où nous n’avons de cesse d’avancer. Une marche inexorable vers un monde meilleur et salvateur, toujours en devenir. Nos avancées techno-scientifiques n’auront ainsi de cesse d’améliorer notre condition humaine. Mais jusqu’à quel point, peut-on se demander?

On peut faire remonter l’idée de progrès comme on l’entend aujourd’hui au siècle des Lumières. À travers ce courant philosophique, l’humanité voit son rapport au monde être bouleversé. C’est le triomphe de la Raison. C’est la victoire des connaissances et des jugements rationnels sur les préjugés, l’ignorance, l’obscurantisme. Avec ce courant vient aussi l’idée que l’humain crée sa propre histoire, qu’il prend part à l’écriture de sa propre partition. Ainsi, le progrès – du latin progressus, qui signifie « action d’avancer » - devient synonyme de changement, d’évolution, transformation. Le tout dans un sens positif.

Ce positivisme du progrès se matérialisera au XIXe siècle avec des penseurs comme Saint-Simon ou Auguste Comte, alors que l’on commence à parler littéralement de religion du progrès. Cette nouvelle idéologie repose sur « l’illusion selon laquelle les progrès techno-scientifiques, l’accumulation économique contiendraient en eux-mêmes […] le sens d’une amélioration globale de l’humanité et qu’il suffirait qu’ils s’accomplissent pour que l’humanité progresse sur tous les plans ».

Cette idée d’un progrès éternel était particulièrement répandue en Occident au tournant du XXe siècle, jusqu'à ce qu’éclate la Première Guerre mondiale. Conflit d’une violence inouïe jusque là, cette boucherie allait sonner le glas d’une période faste où tous les espoirs étaient permis et donner le coup d’envoi du siècle probablement le plus sanguinaire et violent et le plus destructeur sur le plan écologique de l’histoire humaine.

Car voilà le grand paradoxe du progrès. Toutes ces avancées sensées améliorer notre condition humaine peuvent aussi mener à son anéantissement pur et simple. Alors qu’augmente notre contrôle sur la nature et que se répand les idées de liberté et d’égalité, en outre de libération politique, ce soit-disant bonheur prométhéen a plutôt fait place à la destruction rationnelle et aux formes d’exploitation de l’homme par l’homme les plus poussées que l’on ait connues.

Mais qu’importe! L’idée de progrès est toujours là. C’est toujours elle, d’une certaine façon, qui guide nos choix politiques et il ne saurait être question d’y échapper. « On ne peut rien y faire ». Ainsi, en cette orée de XXIe siècle, alors que la planète commence à perdre son souffle, à suffoquer, nous continuons notre marche inexorable vers le meilleur des mondes. Certains y laisseront leur peau en chemin, mais c’était simplement à eux de prendre le bateau.

Prenons la fameuse mondialisation. On a de cesse de nous marteler que celle-ci est un phénomène naturel et que l’on ne peut nager à contre-courant. C’est le progrès, et si seulement tout le monde acceptait les règles du jeu – nos règles à Nous, l’Occident, il s’entend – ce serait le bonheur généralisé. Pourtant, les règles sont bien le fait de desseins et choix tout à fait humains, ce qui implique donc rien d’immuable puisque en tant qu’espèce réfléchie supposée maître de ses actes, nous pouvons changer les règles du jeu. Le « progrès » de la mondialisation est donc à tort perçu comme une fatalité.

C’est aussi le cas des biotechnologies. On nous promet monts et merveilles et on s’engage aveuglément dans les nouvelles avenues encore peu explorées de la génétique et de l’informatique, et cela alors que nous n’avons même pas encore fait le point sur nos avancées actuelles, sur les révolutions scientifiques passées qui nous ont amené non seulement bien des avantages, mais aussi des inconvénients qui ne sont pas des moindres. Comme le soulignait l’économiste Jeremy Rifkin : « Si les générations précédentes avaient accepté plus volontiers d’engager une réflexion ouverte et publique sur les avantages et les inconvénients de ces deux révolutions scientifiques [physique et chimie], et ce dès le début, avant qu’elles n’aient achevé leur trajectoire naturelle, peut-être aurions-nous aujourd’hui moins à souffrir – et demain nos enfants – d’un héritage écologique, social et économique aussi lourd (1) ». Le principe de précaution passe ainsi bien souvent au second plan derrière les impératifs économiques ou politiques.

Et les dommages causés par le « progrès » généré depuis la Révolution industrielle ne sont pas des moindres. Au niveau écologique, par exemple, les torts infligés sont criants. La planète peine à se supporter de jour en jour et nous ne serions pas trop alarmistes en soulignant que la Terre pourrait bien atteindre un point de saturation au cours des cent prochaines années, déréglant de façon pérenne plusieurs de nos écosystèmes.

Même son de cloche sur le plan social. Les diverses avancées technologiques, conjuguées à la fixation sécuritaire que connaît le monde à l’heure actuelle, laisse présager des dérives qui ne sont pas sans échos aux divers scénarios totalitaires élaborés depuis 1984 ou Le Meilleur des mondes.

Mais ce qui témoigne le plus de cette dérive du « progrès » dans un processus auto-destructeur plutôt que salvateur, c’est le triomphe de l’économisme. C’est la « marchandisation » du monde et la réduction des rapports humains et de la finalité humaine à un rapport producteur-consommateur. Ce rapport est de plus simpliste et réducteur puisqu’il délaisse nombre de variables qui auraient rapidement pour effet de relativiser nos élans d’enthousiasme envers le « progrès ». Ce dernier réside dans la croissance économique que l’on nous dit, dans l’accroissement du PIB et autres indicateurs qui réduisent la vie à des colonnes de chiffres. Hors de ce cadre, point de salut! Mais quelle forme prend cette croissance? Et aux dépends de qui? De quoi?

Poser la question c’est y répondre en partie. Car du moment que l’on amorce cette réflexion, on se rend bien compte que notre modèle de développement actuel n’est pas soutenable. Et on le sait, cela étant pourquoi nous n’avons de cesse de trouver des pansements temporaires et autres vernis bien en vus à cette course inexorable vers un gouffre sans fin, mais sans jamais remettre en question le fond du problème. C’est la sempiternelle tendance à vouloir aménager le capitalisme, puisque au fond il y a sûrement moyen d’y accoler un visage humain.

Dernière trouvaille en lice, par exemple, le développement durable. Terme flou s’il en est, celui-ci a le loisir de plaire à tout le monde et d’ainsi faire taire les critiques. L’écologiste y retiendra le « durable », alors que le capitaliste y retiendra le « développement » qui lui est si cher. Et il ne faut pas se leurrer, c’est la deuxième proposition qui prédomine. Comme l’avait défini le président de British Petroleum France, Michel de Fabiani, en 2001, « le développement durable, c’est tout d’abord produire plus d’énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d’énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s’assurer que cela ne se fasse pas au détriment de l’environnement (2) ». C’est donc ça, le développement durable : polluer toujours plus et maintenir la machine en place, tout en donnant l’impression de sauvegarder l’environnement en appliquant une petite couche de peinture verte qu’on s’empressera de nous vendre à coup de publicités toutes plus envahissantes les unes que les autres et à coup d'éditoriaux dithyrambiques et complaisants. Et cette logique perverse est exactement celle que nous sommes en train d’appliquer avec Kyoto et ses multiples arrangements et autres courbettes.

Et c’est ce qu’on veut pour le monde entier. Puisque Nous, l’Occident, qui consommons plus de 80% des ressources naturelles alors que nous ne constituons pas plus de 20% de la population du globe, considérons les autres pays de la planète « en voie développement ». En voie de quel développement? Le nôtre? Et bien j’espère qu’on trouvera rapidement un moyen de faire pousser des tomates sur Mars puisque je crains que la Terre ne puisse absorber ce trop-plein de sur-consommation.

Il est donc impératif de mettre un frein à tout cela et de s’engager sur la voie de la décroissance. Il faut s’avoir s’arrêter un moment et réfléchir. Et remettre les valeurs à leur place. Comme le mentionnait Vincent Cheynet : « Nous basculons ainsi dans une inversion des valeurs : la société de consommation. Ce qui est profane – l’argent, la techno-science, la consommation - est sacralisé, et ce qui est sacré – les valeurs humaines - est profané. Face au pétrochoc, les solutions promues par notre société et ses représentants tiennent ainsi de la religiosité inconsciente : on incante la toute puissance de la techno-science pour nous délivrer de l’apocalypse écologique. L’avènement du moteur à eau – qui défie les lois de la physique – est attendu. L’ITER, rêve prométhéen de créer un soleil sur Terre, est loué par l’ensemble de la classe politique (3) ».

Ainsi, avec la « fin du pétrole » qui pointe dans un avenir de plus en plus rapproché et le réchauffement climatique dû à l’activité humaine – qui n’est maintenant nié que par les aveugles de l’économisme – qui amorce une pente irréversible, il est plus que temps de revoir les bases sur lesquelles reposent nos sociétés et nos modèles de « développement ». Il nous faut prendre conscience de « l’irrationalité de l’idée d’une croissance économique infinie dans un monde limité ». Il ne faut pas s’engager sur la voie du développement durable, mais sur celle de la décroissance soutenable.

Nous sommes à un point tournant. Notre foi dans le progrès infini nous a aveuglé à un point tel que nous pensions que tout nous était permis et que nous pourrions maîtriser les forces de la nature et contrôler nos propres destinées. Que non seulement nous pourrions nous débarrasser de Dieu, mais que nous pourrions en fait prendre sa place. Nous avons ainsi pousser trop loin sans prendre le temps d’analyser, de peser le pour et le contre, de réfléchir à ce que nous voulions vraiment. Nous voulons avancer toujours plus vite, à la manière d’Édouard, le « plus grand pithécanthrope du pléistocène », célèbre personnage du roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père. Il aurait peut-être toutefois fallu adopter l’attitude d’Ernest, le fils, pour qui « il faut tempérer le progrès par une sage prudence ». Puisque des êtres sages, sapiens, n’est-ce pas ce que nous sommes sensés être.


(1) Jeremy RIFKIN. Le siècle biotech. Éditions La Découverte et Syros, Paris, 1998, p.20.
(2) Vincent CHEYNET. « Le développement en question », avril 2005, sur www.decroissance.org.
(3) Vincent CHEYNET. « Engager une politique de décroissance », août 2005, sur www.decroissance.org.

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